L’ouvrage collectif
« Lumière sur les économies souterraines », édité par La Découverte (Collection Regards Croisés sur l’Economie, n°14, février
2014, 244 pages), est structuré en trois grandes parties: Les pouvoirs publics face aux
« économies souterraines » ; Des enjeux historiques en plein
renouveau ; Du marché parallèle à la contre-culture organisée.
1 - Les diverses facettes
des économies souterraines
Les économies souterraines,
expression désignant les activités (fraude fiscale, prostitution, travail au
noir, trafics clandestins, crime organisé…) qui sont soit à la frontière de la
légalité, soit carrément criminelles[1], sont analysées
ici dans la diversité de leurs acteurs, souvent figures populaires (pirate,
hacker, gangster, membre de la mafia)[2] et de
leurs dynamiques (économiques et sociales ; rapports entre Etats et
économies souterraines[3]).
Les économies souterraines sont
perçues comme des « nébuleuses floues et tentaculaires » (p.9) ;
se distinguant des économies conventionnelles (p.9) ; prospérant dans des
Etats faibles (p.10) et/ou consentant, corrompus (p.10), dans l’ombre et le
mystère (p.9); posant des défis aux pouvoirs publics (p.9) ; représentant
un poids économique important (p.9) ; avec des répercussions directes sur
les activités économiques et sociales (p.10) : dont les activités sont
souvent interconnectées et en réseaux (p.11), et les organisations mouvantes,
douées de capacités d’innovation et d’adaptation rapide et pragmatique des « techniques
de production et d’échanges aux contraintes qui s’imposent à ces
activités » (p.12). Les conditions d’existence de ces économies sont
suspendues à la plasticité des limites, frontières définies par les Etats entre
ce qui est légal ou ne l’est pas (p.11) :
Dans son chapitre intitulé « mesurer
l’activité souterraine, c’est d’abord définir sa frontière »[4],
Sebastian Roché discute la définition de l’économie souterraine. La première
partie de l’ouvrage se poursuit sur des articles traitant du petit commerce
pornographique entre 1965 et 1971[5]. Les
marchés surveillés, contrôlés, sont indirectement structurés (lieux, échanges,
rôles, circuits) par l’action policière (p.27). Les marchés sont structurés
notamment dans le but d’échapper aux policiers. (p.35)
Les marchés clandestins restent
largement dépendants d’acteurs et des réseaux hérités du marché légal (p.41)
(comme ce fut le cas des marchés clandestins durant la prohibition aux
Etats-Unis) (p.41).
La lutte contre le crime peut
exploiter l’analyse des réseaux sociaux. Lorsque le réseau social est important
dans le crime, la réduction de ce dernier peut tirer profit de la politique du
joueur clé, laquelle consiste à déterminer quel est le criminel qui doit être
sorti du réseau pour réduire au maximum la criminalité (p.58) (alors que
traditionnellement on cherche plutôt à cibler les criminels les plus actifs ou
centraux.
L’ouvrage traite ensuite de la
relation pauvreté/corruption ; des relations entre mafias italiennes et
Etat ; des relations entre économie et criminalité : de la part de l’économie
informelle dans le PIB ; de l’impact économique de l’économie informelle
sur la croissance ; de la fraude fiscale (p.143-146) ; des effets des
nouvelles formes migratoires transmigration/mondialisation parallèlement à
immigration/nation (p.147) ; du travail non déclaré (p.159) ; des
relations crime organisé/entreprise (p.163) ; de la criminalité organisée
et de la prostitution (p.229-244).
2 - Le cyberespace
2.1. La monnaie
La souveraineté des Etats
peut-elle être menacée par le Bitcoin ? (p.122). Il s’agit là d’une
monnaie non régulée, sans autorité centralisatrice, garantissant l’anonymat
dans les transactions, et qui est un intermédiaire pour les échanges illégaux
(p.124). L’enjeu ne semble toutefois pas être l’interdiction de cette monnaie,
mais l’introduction de moyens de transparence, de sécurisation pour les
utilisateurs, et permettant aux Etats d’exercer un droit de regard/contrôle.
2.2. Les darknets
La contribution de Jean Philippe
Vergne et Rodolphe Durant (p.126-139) s’intitule « Cyberespace et
organisation virtuelles : l’Etat a-t-il encore un avenir ? ». Elle
pose la question du rôle joué par les organisations pirates dans l’évolution
des sociétés capitalistes. L’une des hypothèses les plus intéressantes ici
consiste à dire que si les pirates contestent les normes imposées par l’Etat
souverain, ils contribuent en réalité à coproduire les règles du jeu. Les cyber-pirates
joueraient un rôle équivalent, et essentiel, à celui des pirates dans l’évolution
du capitalisme depuis la conquête des Amériques par les Européens (p.129). Les
auteurs s’intéressent au rôle des darknets du type Sil Road, où tout est
déterritorialisé (les échanges, le hardware, les contenus, les acteurs,
etc.) Ces darknets, en raison de l’éclatement des acteurs et diverses
composantes dans l’espace, sont ainsi présents partout et nulle part (p.128). Ce
qui n’est pas nouveau : « les organisations pirates, celles d’hier comme
celles d’aujourd’hui, ont toujours été déterritorialisées » (p.134). Les
organisations illégitimes prolifèrent et prospèrent dans « cette zone
grise où les frontières de la légalité et de l’action légitime restent à
déterminer » (p.128). « La piraterie se développe lors des grandes
révolutions territoriales, qui sont des moments où les Etats cherchent à contrôler
et réguler les échanges associés à la découverte de nouveaux espaces ». Les
pirates contestent les positions de monopôle (hier de la BBC, d’AT&T,
aujourd’hui de Google, Microsoft, etc.). Le pirate aurait donc une utilité :
défendre une cause publique (p.132) : « la reconnaissance du
territoire comme bien commun », « la liberté de circuler et d’échanger
au sein de ce territoire » (p.132).